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La mélodie de l'espace

Le monde a-t-il un sens? La question agite le milieu scientifique.
Dans leurs essais, deux astrophysiciens confrontent leurs réflexions.
Rencontre avec Trinh Xuan Thuan et Hubert Reeves


" S'il n'existe qu un seul univers, le notre , un principe createur a forcemment du en regler les parametres des le debut pour qu apparaissent la vie et la conscience "Trinh Xuan Thuan


"  L'univers est une machine à faire de la conscience. "  Hubert Reeves




Il y a tout juste un siècle, le grand chimiste Marcellin Berthelot affirmait: «Grâce à la science, la connaissance de l'Univers est désormais achevée.» Les découvertes scientifiques du XXe siècle ont vite démenti ses propos. Les savants sont aujourd'hui beaucoup plus modestes devant la complexité et la subtilité des lois qui régissent un Univers encore bien énigmatique. Dans son dernier livre, l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan entend faire le point de la connaissance que nous avons de l'Univers et montrer comment celui-ci - comme le vivant - est soumis à une étonnante dialectique du hasard et de la nécessité, «du chaos et de l'harmonie». L'ouvrage propose ainsi une remarquable synthèse des principales avancées scientifiques de ce siècle - notamment en astronomie, en biologie et en physique des particules - et de leurs implications philosophiques et théologiques. Professeur à l'université de Virginie, Trinh Xuan Thuan est au carrefour de trois cultures. Né au Vietnam et de tradition bouddhiste, il travaille aux Etats-Unis et écrit ses livres en français. Dix ans après le succès de La Mélodie secrète, ce nouvel ouvrage, qui soulève quantité de questions passionnantes, devrait aussi susciter bien des débats. L'un des plus importants concerne l'engagement de l'auteur, qui n'hésite pas à faire partager au lecteur son opinion personnelle sur la question essentielle: l'Univers a-t-il un sens?
Récemment, un autre savant de grande renommée, Hubert Reeves, a également franchi ce pas courageux - mais ô combien délicat! - en livrant ses Intimes Convictions dans un petit livre d'entretiens fort stimulant. L'Express a ainsi voulu questionner et faire dialoguer les deux astrophysiciens, tant sur les dernières découvertes scientifiques concernant l'histoire de l'Univers que sur leurs convictions profondes.

- L'Express: Trinh Xuan Thuan, votre livre tente de décrire la «nouvelle vision du monde» qui découle des formidables avancées scientifiques du XXe siècle. Quels en sont les principaux aspects?

- Trinh Xuan Thuan: Pendant trois cents ans, la pensée occidentale a été dominée par la vision newtonienne d'un monde fragmenté, mécanique et déterministe. L'histoire de l'Univers, enfermé dans un carcan rigide, était entièrement déterminée à l'avance, dans les moindres détails, par un petit nombre de lois physiques. Nous avons aujourd'hui la vision d'un monde interdépendant, indéterminé et exubérant de créativité. Depuis un siècle, le hasard libérateur est entré en force par trois voies différentes. Tout d'abord par le biais des événements historiques et contingents. L'astéroïde qui est venu frapper la Terre il y a 65 millions d'années en est un exemple: en tuant les dinosaures, il a permis notre apparition. Ensuite par le biais du flou quantique dans le monde des atomes, où la réalité est décrite en termes de probabilités. Enfin par le biais des phénomènes chaotiques, qui introduisent l'imprévisibilité dans le monde de tous les jours. Un battement d'ailes de papillon au Brésil peut faire pleuvoir à Paris. Débarrassée de son carcan déterministe, la nature peut donner libre cours à sa créativité: elle joue du jazz, pour reprendre la belle image de votre livre, Hubert Reeves, Patience dans l'azur. Comme le jazzman improvise autour d'un thème musical, la nature brode et crée la complexité autour des lois physiques, celles-ci délimitant le champ du possible et offrant des potentialités. C'est à la nature de les actualiser.

- Hubert Reeves: Je partage tout à fait ce constat. J'ajouterai que les connaissances astronomiques contemporaines nous apprennent que notre Univers a une histoire, qu'il est en continuelle évolution. Né il y a environ 13 milliards d'années, dans un état totalement désorganisé (le big bang), il est le siège d'un phénomène important: la croissance de la complexité. Au cours des ères apparaissent successivement des systèmes de plus en plus organisés: les nucléons, les atomes, les molécules, et, sur la Terre au moins, les cellules et les organismes vivants. Cette progression implique une interaction subtile entre la «nécessité» (les lois de la physique) et le «hasard», réintroduit par la physique quantique et le chaos, comme vous l'expliquez dans votre livre. La nécessité seule engendre la monotonie; le hasard seul engendre le fouillis.

T. X. T.: Ce qui me semble extraordinaire dans cette irrésistible ascension vers la complexité à laquelle vous faites allusion, c'est qu'elle a abouti à un être vivant capable d'appréhender le cosmos. Pourquoi l'homme est-il doué du don de comprendre l'Univers? «Ce qui est le plus incompréhensible, c'est que l'Univers soit compréhensible», disait Einstein. Le savoir intellectuel n'est pas nécessaire à la survie. Nous n'avons pas besoin de connaître les lois de Newton pour éviter qu'un objet nous tombe sur la tête. Le fait que l'Univers ait donné naissance à l'homme capable de le comprendre est-il le seul fruit du hasard? A mon sens, il était inévitable que la conscience qui a émergé de l'ordre cosmique exalte cet ordre en le comprenant.

- Vous abordez la question du sens de l'Univers. L'homme de science peut-il se prononcer sur cette question sans tomber dans l'interprétation théologique, qui relève de la croyance personnelle?

- T. X. T.: L'astrophysique moderne nous dit que l'apparition de la vie et de la conscience à partir de la soupe primordiale dépend d'un réglage extrêmement précis des lois de la nature et des conditions initiales de l'Univers. Que vous variiez un tant soit peu l'intensité des forces fondamentales et nous ne serions plus là pour en parler. Alors, hasard ou nécessité? Dans l'hypothèse du pur hasard, le réglage parfait qui a permis d'aboutir à la conscience humaine s'expliquerait par l'existence d'une multitude d'univers parallèles. Dans ces derniers, il y aurait toutes les combinaisons possibles des lois physiques et des conditions initiales. La quasi-totalité de ces univers seraient infertiles et n'hébergeraient ni la vie ni la conscience. Sauf le nôtre, qui aurait, par chance, la combinaison gagnante... et nous serions le gros lot. La mécanique quantique et certains modèles du big bang permettent d'envisager l'existence de ces univers parallèles. La science ne pourra donc probablement jamais trancher entre le hasard et la nécessité. Et, là, je vous rejoins tout à fait. C'est à chacun de faire son «pari pascalien».


- H. R.: Les hommes de science doivent être très vigilants, afin de ne pas mélanger leurs conclusions scientifiques et leurs convictions personnelles - qu'elles soient pour ou contre l'idée d'un sens ou d'une transcendance. Trop souvent, aujourd'hui, on demande aux scientifiques de jouer les gourous, de monter dans les antiques «chaires de vérité» laissées vacantes par les curés, pour donner la Vérité. Je crois que sur ce plan, disons «philosophique», chacun doit former et élaborer son propre jugement. La science nous offre «matière à réfléchir», mais le résultat de la réflexion ne peut être que personnel et, de toute façon, il sera subjectif, profondément influencé par les événements de la vie de chacun. En employant le mot «subjectif», je ne prétends d'ailleurs pas en réduire la valeur, bien au contraire. J'ai même quelquefois la tentation de penser que l' «objectif» est un leurre.

- Si l'homme de science ne peut trancher en faveur du hasard ou de la nécessité, du sens ou de l'absurde, quelle est votre opinion personnelle?

- T. X. T.: Pour ma part, je rejette l'hypothèse des univers multiples et le pur hasard qui en découle. Postuler une infinité d'univers parallèles tous inaccessibles à l'observation ne me paraît pas vraiment conforme à la méthode scientifique. En outre, je ne peux penser que l'harmonie, la symétrie, l'unité et la beauté que nous percevons dans le monde - des contours délicats d'une rose à l'architecture majestueuse des galaxies - mais aussi, de manière beaucoup plus subtile et élégante, dans les lois de la nature, soient le seul fait de la chance. Si nous acceptons l'hypothèse d'un Univers unique, le nôtre, je crois que nous devons postuler l'existence d'une cause première qui a réglé l'Univers dès son début pour qu'il prenne conscience de lui-même.


- H. R.: L'hypothèse des univers parallèles me paraît, comme à vous, bien peu convaincante, toute fascinante qu'elle soit. Hautement spéculative, elle restera du domaine de la science-fiction tant que des observations, même indirectes, ne viendront pas l'étayer. Pour des esprits peu enclins à la métaphysique, elle présente un avantage certain: elle évite la «confrontation» avec les caractéristiques très spéciales de notre Univers. Une réponse hâtive et insatisfaisante risque de masquer une réalité beaucoup plus riche. Je préfère rester dans l'interrogation.
Comme tout homme, sans doute, depuis les peintres de Lascaux - peut-être bien avant - je me pose la question du sens de notre vie et de l'existence d'un au-delà, d'une transcendance, quelle que soit sa forme. Le hasard, encore une fois, est un élément fondamental de la croissance de la complexité. Mais en est-il la suprême instance? Tout «cela» est-il le fruit du pur hasard? Je ne le crois pas. Mais alors? Quoi ou qui? J'aimerais tant le savoir... On me demande souvent: «Etes-vous croyant?» Je réponds: «Je pense que oui, mais je ne sais pas en quoi!»

Le Chaos et l'harmonie, par Trinh Xuan Thuan. Fayard.
Intimes Convictions, par Hubert Reeves. Paroles d'aube


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